Yves Bonnefoy
In memoriam
La cause des Humanités perd avec Yves Bonnefoy, qui nous a quittés le 1er juillet dernier, un de ses soutiens les plus fidèles et les plus convaincus. En témoignent ses interventions et ses conférences généreusement dispensées auprès des jeunes publics des lycées et des universités. A son habitude, c’est avec empressement et une grande gentillesse qu’il avait accepté de faire partie du Comité d’Honneur d’Antiquité-Avenir ; si sa grande fatigue ne lui permettait plus les derniers temps de se déplacer pour honorer de sa présence telle ou telle manifestation, il n’a eu de cesse de rappeler combien la santé de notre société et celle de l’Europe, malade de son déficit culturel, avaient plus que jamais besoin de ces deux langues, le latin et le grec, « deux des voix primordiales dans la grande réclamation que la parole a fait retentir sur la terre »[1] .
Yves Bonnefoy est revenu souvent sur le rôle joué par le latin dans sa vocation et son expérience de la poésie, dont on sait à quel point elle est chez lui arrimée au souci d’une parole au plus près, au plus juste de la présence. Son commentaire de la quatrième Bucolique de Virgile, ce premier grand texte de la tradition pastorale, dit cette découverte, avec « la touffue et résonante syntaxe latine », d’une lumière à même de « transgresser dans le mot ce qui fait notion de la chose » ; cette lumière «montait dans ce poème, en cela augural, sacré, qui était à mes yeux la terre même ». Mais plus précieux encore, parce que riche de toutes les heureuses tensions qui nourriront son itinéraire poétique, le récit qu’il fait dans L’Arrière- pays[2] de son apprentissage du latin en classe de sixième, son émerveillement et sa fascination devant cette langue à même d’aller plus intimement aux relations signifiantes – impressions converties évidemment par l’enfant en images – et que la connaissance des questions de lieu, avec son extravagante richesse, allait porter à l’extase… « J’eus l’espoir que le latin, langue plus avertie, algèbre de la parole en exil, me permettrait de comprendre pourquoi je me sentais égaré et où il fallait que je cherche ». Et le eo Romam – « Quelle transitivité magnifique, quelle adhérence substantielle du mouvement à son but ! Quelle preuve de la puissance de la parole ! » – achève de donner à cette découverte, non sans l’humour tendre qui accompagne ce souvenir d’enfance, la valeur augurale d’une promesse. On retrouve les traces de cette révélation dans l’évocation d’un conte lu dans l’enfance, les Sables rouges qui met en scène le périple d’un jeune archéologue, en quête d’une Rome qui se dérobe, sur les pas, comme le héros de la nouvelle de Jensen, d’une mystérieuse Gradiva. La langue latine accompagne ainsi dans la poésie de Bonnefoy ces êtres, peregrinantes in noctem, qui s’acheminent dans le darkside de l’existence, la selva oscura ; comme pour le Klossowski du Bain de Diane, elle sera « langue à la fois originelle et seconde par quoi l’invention littéraire se détachera mot pour mot de la parole de tous les jours ».
Certes, cet apprentissage, à la lettre bouleversant, sur lequel il revient dans L’écharpe rouge, émeut et séduit parce qu’il s’agit de celui d’un grand poète, comme tous les poètes gardien du mémorable, qui trouve les mots pour dire sa fascination pour l’humus mystérieux d’une langue dont on sait qu’elle aura été et qu’elle reste pour bien des écrivains et poètes contemporains, « une affaire importante ». Mais nous importe au moins autant le souci de Bonnefoy de réconcilier Le latin, la démocratie, la poésie[3], de dire à quel point il était important de subordonner l’apprentissage des langues anciennes aux intérêts d’aujourd’hui ; et donc son invitation à les « enseigner autrement ». Sur ce point Yves Bonnefoy pourrait être rassuré, lui qui avouait ingénument « Je n’étais pas toujours heureux en classe de latin et pour de bonnes raisons »… Voilà belle lurette que cet apprentissage s’est débarrassé des pesanteurs formelles héritées de l’École de la tradition latine, et que l’on ne songe plus à punir l’enfant qui n’a pas su distinguer dans un récit de bataille le bouclier long, scutum, du bouclier rond : clipeus … Mais son conseil reste précieux ne plus faire, qu’il s’agisse du latin ou du grec, « de l’apprentissage d’arides détails un passage obligé » ; tout comme celui, si l’on veut sensibiliser de jeunes esprits aux « superbes vocables fondamentaux des langues classiques », de mettre à leur disposition de beaux textes, non seulement ces textes « qu’éclaire spécifiquement la recherche contemporaine » sous l’égide des Sciences humaines, mais aussi les textes de ces « grands poètes latins , poètes de l’affection pour le lieu terrestre » : la grande leçon des Bucoliques, ou des Géorgiques de Virgile, celle des Métamorphoses d’Ovide, de ces œuvres susceptibles de nourrir la vie des modernes que nous sommes, dont Montaigne disait qu’elles sont« paroles ains de vent mais de chair et d’os »[4]. Reste l’essentiel, ce viatique que sont les langues anciennes pour qui veut s’aventurer dans le langage en citoyen responsable : « Pas de société authentiquement démocratique », nous dit Bonnefoy, qui ne soit à même de déjouer dogmes, syntagmes figés, horizontalité ossifiée du langage par un cheminement averti dans l’histoire de la langue, « sa profondeur et ses dimensions multiples », un voyage dans les mots qui rend à l’être parlant sa pleine liberté, en même temps qu’au référent usé, désodorisé, « son autorité perdue ».
Yves Bonnefoy qui a traduit les grandes œuvres de la tradition européenne, s’inquiétait aussi d’une crise de la communication poétique, résultat d’une production critique dont les dérives sémiologiques opacifiantes ont lourdement grevé ce besoin immédiat du sens dont les jeunes générations en particulier ont besoin. Il rappelait combien les grandes œuvres de la poésie antique, Homère ou Hésiode, Virgile, Ovide, œuvres tout à la fois d’images et de présence, témoignaient d’une volonté de communiquer avec le lecteur « au plus haut de l’invention collective ». Dans une belle conférence, La poésie et l’Université, il jugeait urgent de ranimer « le commerce du poète et du professeur, ancien dans notre civilisation de l’occident »[5] . La terrible crise que traverse l’École, et le malheureux sort fait aux langues anciennes lui déchiraient le cœur : de leur effacement, disait-il, comme Michel Deguy, « nous resterions inconsolables ». Ces deux langues de haute culture, Bonnefoy rêvait pour elles d’une nouvelle rencontre : c’est le sens de la conclusion au parallèle qu’il propose entre l’Italie et la Grèce , après avoir exposé ce qui fait à ses yeux la spécificité de chacune de ces langues : « l’une – le grec – disant la forme, sa capacité organisatrice, sa richesse morale – le nombre n’enseigne-t-il pas la mesure – autant que sa promesse métaphysique ; et l’autre – le latin – sachant le contenu d’images irréductibles, de désirs, de passions étranges, d’extases aussi que la chair et le sang ne cessent de faire naître. La forme qui rassemble ; et ce qui assaille la forme ».
Faisons nôtre, avec le souci que se fasse toujours plus fécond et confiant le dialogue avec les magnifiques civilisations du pourtour méditerranéen, et avec la conscience de ce que cette promesse porte d’utopie active en ces jours de « ciel plombé » la belle clausule de sa réflexion :
« J’imagine un nouvel art « grec » de la proportion, une nouvelle écriture « italienne » du foisonnement des images, renaissant ici ou là dans le monde parmi nos remuements de matière brute et de signes vides, et avec vocation cette fois de se rencontrer, de s’unir. (…) . Comme dirait Plotin, ce Grec d’Italie : c’est alors que nous n’avancerions plus « sur une terre étrangère » »[6].
Cécilia Suzzoni (vice-présidente d’Antiquité-Avenir et présidente d’honneur d’ALLE, Association le Latin dans les Littératures Européennes)
[1] Quelques livres qui ont compté, in Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990, p. 339.
[2] L’Arrière-pays, Paris, Poésie/Gallimard, 2003, pour les citations qui suivent, p.107-114.
[3] Le latin, la démocratie, la poésie, Postface de Sans le latin …, Mille et une nuits, Fayard, Paris, 2012.
[4] Montaigne, Essais, Pierre Villey dir., Paris, PUF, 2004, Livre III, chapitre V, « Sur des vers de Virgile », p.873.
[5] Entretiens sur la poésie, op.cit., p.204.
[6] L’Italie et la Grèce, in Entretiens sur la poésie, op.cit., p.349-351.