Madame, Monsieur le candidat à l’élection présidentielle,
La compétition électorale virulente à laquelle vous prenez part exacerbe les antagonismes qui traversent notre société. Si vous êtes élu, vous aurez la responsabilité impérieuse de diriger non plus seulement votre propre camp, mais la nation tout entière. Quels principes entendez-vous mettre en œuvre pour emporter l’adhésion du peuple français dans son ensemble, et en particulier de nos concitoyens qui n’auront pas voté pour vous ?
En France, une seule valeur est unanimement partagée depuis le XIVe siècle : le « commun profit », décliné aujourd’hui dans l’expression « le vivre ensemble ». Mais vous le savez, pour que l’intérêt général soit véritablement vécu comme tel, il doit recouvrir réellement ce qui est commun à tous : la conscience d’appartenir au même peuple et de marcher vers le même port, quels que soient les remous des temps. Or, cette conscience trouve sa source dans la Mémoire, Mnèmè, fille de l’histoire et plus particulièrement de l’histoire de l’Antiquité. Nous sommes tous les enfants tant des Grecs que des Mésopotamiens, des Égyptiens que des Romains, des Celtes que des Hébreux et de bien d’autres peuples de l’Antiquité. Cette histoire si ancienne constitue notre héritage commun, à nous qui vivons sur le sol français.
Telles étaient les convictions des hommes des Lumières : c’est à leur certitude absolue d’être les enfants de Jérusalem, d’Athènes et de Rome que l’on doit les mesures les plus emblématiques de la Révolution. Telle est aujourd’hui la conviction de beaucoup d’hommes et de femmes de bonne volonté : sans idéalisation ni nostalgie, ils savent que l’Antiquité est un commencement, dont il nous incombe de toujours réactiver la valeur.
Cette filiation n’est pas une vue de l’esprit, mais une mémoire vive : l’Antiquité constitue la fondation de notre édifice politique. En Grèce, les citoyens se définissent par la cité, polis ; à Rome, grâce à la République, res publica, « la chose publique ». L’élection qui vous aura porté au pouvoir est une institution de droit romain, empruntée à la conscience démocratique grecque, relayée par le droit canon et le droit de la Révolution. C’est elle qui cimente depuis l’Antiquité la res publica dont le souverain, nous, le Peuple, vous aura désigné comme mandataire.
La res publica repose sur la notion d’équilibre, inventée par Solon au VIe siècle avant notre ère et vouée à conjurer le spectre de la tyrannie, que celle-ci soit le fait d’un individu ou d’un groupe. L’équilibre est à la source même de la démocratie, elle-même fille de la raison – qui n’a pas attendu le XVIIIe siècle pour gouverner les hommes. La raison antique est le « bon sens » de Descartes ou de Jules Ferry : elle est commune à tous les hommes et doit, aujourd’hui plus que jamais, nous garder de toute dérive irrationnelle et de toute démesure, de toute hybris.
L’humanisme, c’est-à-dire l’attention portée à l’homme, constitue également un legs que nous devons à l’Antiquité : beaucoup, à partir de la Renaissance, ont su s’en souvenir. Ce legs n’est pas un modèle – à bien des égards l’Antiquité était une période d’une grande violence politique et sociale –, mais il est un ferment, un chemin qui peut être sans cesse emprunté, à toutes les époques.
Née dans l’Antiquité, la confiance en l’homme et en la raison, une raison critique toujours en débat avec elle-même, a nourri notre sentiment national comme notre conscience européenne. Elle a également irrigué l’esprit de tous les peuples qui en ont hérité : les chrétiens du nord de la Méditerranée, comme les musulmans du sud. Au IXe siècle s’ouvrait à Bagdad, alors nommée medinat es-salam, « la ville de la paix », une Maison de la sagesse, où se côtoyaient une multiplicité de religions et de langues. Les textes de l’Antiquité grecque y furent traduits en arabe et donnèrent leur souffle aux plus grands écrits philosophiques et scientifiques, en particulier ceux d’Avicenne et d’Averroès, dont Thomas d’Aquin est le débiteur, et nous-mêmes, après lui, les héritiers.
Que l’étude de l’Antiquité apprenne à conjuguer savoir et engagement, humanisme et connaissance scientifique, culture et éducation, pour forger la République des Lettres : telle est notre ambition. Qu’elle incite à porter un regard avisé sur la France, sur l’Europe et sur l’autre rive de la Méditerranée : telle est notre perspective.
Jusqu’à quand devrons-nous accepter la mise en œuvre de politiques éducatives et culturelles qui, oublieuses de nos traditions intellectuelles les plus structurantes, sapent les fondements mêmes de la République ? Jusqu’à quand devrons-nous accepter que l’Éducation nationale abandonne le projet, longtemps prioritaire et l’un des éléments de cohésion de notre pays, de former des citoyens responsables et conscients de leurs racines ? Jusqu’à quand devrons-nous accepter qu’elle cesse de les rendre aptes à comprendre les enjeux actuels et futurs de notre société et capables de lui apporter une contribution libre et constructive ?
Nous qui, au sein d’Antiquité-Avenir, œuvrons pour que l’emportent l’humanisme, la raison et l’équilibre, nous vous le demandons : pour fonder notre cohésion politique, quelle importance entendez-vous accorder aux principes issus de la raison antique ? Quel soutien chercherez-vous dans les repères communs qui nous viennent de l’Antiquité ?
En un mot, quelle résonance donnerez-vous dans votre politique à l’Antiquité, notre mère à tous ?
Au nom du directoire, Jacques Bouineau
Président d’Antiquité-Avenir, réseau des associations liées à l’Antiquité
Cette tribune a été publiée sur le site de l’hebdomadaire Le Point le 30 mars 2017 :
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sophie-coignard/coignard-presidentielle-le-grec-et-le-latin-s-invitent-dans-la-campagne-30-03-2017-2115824_2134.php
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